jeudi 8 janvier 2009

Madame Berthe, de Berthierville

Madame Berthe, de Berthierville, enfourcha sa valeureuse monture de 35 livres, par une radieuse matinée d'été, alors que le canal météo avait annoncé une journée ensoleillée, avec possibilité d'averses légères ou d'orages violents, risque de grêle, maximum 32 degrés, humidex 44 degrés, mais aussi, gel au sol en soirée... Bref comme d'habitude!

Elle était heureuse madame Berthe. Elle se sentait avoir des ailes... En tout cas, les ailes de son vélo vibraient et grincaient de tous bords tous côtés. Elle se sentait légère car un vent bienveillant la poussait tranquillement, retournant de temps à autre les larges rebords de son chapeau, presque jusque sur ses yeux gris-bleu.
Le fleuve était radieux de ses reflets miroitants. Madame Berthe clignait ses petits yeux, quelque peu agacés par la lumière de l'eau, mais elle faisait mine que rien ne pouvait la distraire de son bonheur présent.
Ah! La bicyclette! Cette petite reine donnerait toujours vingt ans à madame Berthe, qui les avait laissés sur la route, il y avait bien longtemps déjà. Elle regardait le ciel bleu, les nuages, les arbres...

Sans que cela ne paraisse, à l'horizon se tramait un drame! Le drame de madame Berthe! Car d'horizon il y avait défaut. Un défaut de taille. Non, ce n'était pas la courbure de la terre, ni celui du temps (quoique, dans ce cas, elle aurait bien fait l'affaire de madame Berthe). Non cette distorsion de la béatitude présente était une côte!
Le regard gris-bleu de madame Berthe s'assombrit. On aurait pu presque entendre une musique d'Ennio Morricone. Face à elle, la côte se rapprochait. Et dans son rapprochement, elle semblait se dresser de plus belle.
«Oh, pas de quoi poser le pied!» se dit-elle avec assurance.

Madamde Berthe pédalait calmement, se rapprochant inexorablement de son adversaire.
De façon presque imperceptible, l'oreille interne de madame Berthe décèla une variation. Quelques années plus tôt, et la cire en moins, elle aurait su qu'il était grand temps de baisser de vitesse sur son dérailleur et de pédaler plus rapidement pour ne pas forcer. Mais madame Berthe est une femme vaillante. Elle en a vu d'autres! Deux guerres, trois maris et... beaucoup d'enfants! Ça vous forge un caractère ça, monsieur!

Le vent semblait l'avoir abandonné. En fait, il ne suffisait plus à la tâche. La côte se déclarait sérieuse. Mais madame Berthe ne changa pas de vitesse et moulinait toujours aussi lentement. Isaac Newton l'aurait probablement conseillé sur son allure... Non, je ne parle pas de sa robe à pois verts et oranges sur fond bleu poudre, je parle de sa vitesse d'ascension qui, handicapée par un effort de compensation à l'inclinaison, mesurée en watts, multipliée par la racine carrée de l'hypoténuse du triangle rectangle que représente cette côte... (acétaminophène quelqu'un? Ah, merci, ça va mieux!).
Mais madame Berthe s'entêtait et forcait de plus en plus sur ses pédales, dans un mouvement si lent qu'on aurait probablement renvoyé l'opérateur-projectionniste pour manque de respect en vers l'oeuvre présentée. Car il s'agissait bien là d'une oeuvre. L'oeuvre du temps et de la raison. Un drame qui finit toujours à pieds.

Et, suintante de tous pores tous côtés, la fierté balafrée, madame Berthe, depuis 1 seconde et 24 dixième en équilibre statique sur son vélo, sentait ses ressources l'abandonner, particulièrement sa fameuse oreille interne qui ne lui permettait plus de jouer les funambules à son âge. Elle fut alors contrainte de... de... poser le pied!

Madame Jeanne de Matane, partie un peu plus tard, un peu plus vite, avait assisté de loin au drame de madame Berthe. En voyant sa voisine jurée, échouer son examen de topologie et de physique fondamentale, elle sentit une certaine pression à ne pas faillir à son tour face à ce monticule routier.
Mais en fait de tour, elle en avait un excellent dans son sac. Si son neveu, amateur de cross-country, ne le lui avait pas transmis (admirant le fait que sa tante puisse encore pratiquer le deux-roues), elle n'aurait pas eu cette incommensurable confiance face à l'inexorable adversité de la pente ascendante.

Elle commença par "descendre" ses vitesses afin de réduire l'effort. Puis, jugeant l'ensemble de la côte, elle s'imagina à son sommet et pu poser un pronostique sur son état physique à l'issue de cette formidable ascension. Alors, sachant qu'elle ne voulait pas encore changer de stimulateur cardiaque cette année, elle entama la côte calmement, pédalant moyennement, régulièrement et, surtout, sans effort.
Ainsi, elle grimpa, progressivement mais sûrement, jusqu'à arriver à la hauteur de madame Berthe qui fulminait en sourdine essoufflée. Lui adressant le plus charmant des sourires plastique et botoxé, madame Jeanne continua son périple sans modifier son allure (Non, non! Je ne parle pas de son chemisier turquoise à motifs western et de ses pantalons brun uni, coupe carotte).
Madame Berthe ne la quitta pas des yeux, priant tous les Saints qu'elle connaissait (et elle en connaissait un botin) pour que la chose arrive. Mais la chose n'arriva pas, au contraire, c'est madame Jeanne qui arriva saine et sauve au sommet de son Kilimanjaro personnel.
Mais lorsque madame Jeanne, finalement, se retourna, elle vit la silhouette de madame Berthe, filante à vive allure au bas de la côte.

Il faut dire que ce jour-là, si madame Berthe avait eu un cyclomètre sur sa bicyclette, elle aurait compris pourquoi l'agent Tremblay, posté en bas de la côte, lui avait donné un pouce admiratif en tentant de lui montrer le chiffre sur son radar à mains.

Je dédie ce texte à toutes les personnes que je vois forcer pour rien, le long de mon parcours maison-bureau.

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